« Je vais vous narrer une petite histoire.
Je m’appelle Edouard, je suis un vioc, doté d’un bouc et d’une très bonne mémoire, en somme, un brave gaillard.
Il se fait tard… Des plombes qu’est tombé le soir, que périt au loin la brillance des étoiles.
Comme les rêves en partance laissant la place à une forme de désespérance ou d’ignorance, va savoir.
Alors posons-nous et réfléchissons au sens de la vie.
Dressons le bilan, comme dans les médias, on dit.
Portrait d’une femme, parmi tant d’autres, une femme qui se fane comme les roses en novembre.
C’est comme si s’y était invitée au coeur du débat une saison de cendres, la nostalgie incarnée, une âme damnée.
Bon je vous laisse en sa compagnie, liez donc connaissance…
Elle se prénomme Elise, s’installe, seule, sur son vieux fauteuil en guise de banquise, un thé posé à même le bouquet de fleurs séchées, acoquiné de soyeux lys, et au lointain, la télé crache un débit de paroles insensées qu’elle n’entend même pas. Soudainement, elle se sent lasse; si lourds sont ses pas. Elle ne comprend pas.
Elle a de l’arthrose qui ankylosent ses membres.
Ses nuits de décembre sont peuplées de bruits obscurs, elle a beau se dire qu’après le passé, il y a un futur mais elle est vivement découragée.
Elle aimerait pousser un cri de douleur, elle n’a aucune raison d’avoir peur; elle entame juste la troisième saison de sa vie, une tranche d’automne.
A l’orée du printemps, alors que le soleil brille de mille feux, elle se focalise sur ses cheveux blancs.
Ses yeux sont encerclés de pattes d’oie, de ridules, de grandes flaques qui se plaquent sur son visage, le rendant peu affable.
C’est du moins son ressenti. Pour moi, c’est improbable.
Elle a pris de l’embonpoint, faudrait qu’elle refasse du sport.
Le coup de grâce, ce fût évidemment la perte de son emploi, le manque de rendement alors que ses gestes devenaient plus lents, son employeur l’a congédiée, après tant d’années.
Elle est veuve depuis longtemps. Elle n’a jamais refait sa vie, parce que la refaire, cela n’existe pas, on la poursuit, on l’embellit. On mûrit, on vieillit, or elle ne veut pas vieillir car elle a en elle, la hantise de mourir.
Ses enfants sont grands, maintenant; ils vivent chacun dans un bel appartement, ils voyagent beaucoup, ne prennent pas le temps de lui rendre visite de temps en temps. Elle est fière qu’ils aient un bon métier et elle sera grand-mère, un jour, certainement, du moins, elle l’espère.
Il y a bien la petite voisine qu’elle croise sur le marché alors qu’elle achète ses produits frais, une fois la semaine.
Il y a bien les copines qui tapent le carton au coeur de la taverne et racontent des balivernes.
Mais son univers s’est considérablement réduit que souvent, elle ressent une pointe d’ennui, un sentiment de quelque chose d’inabouti.
Elle se tartine la figure de crèmes antirides, elle se pèse tous les matins en espérant avoir perdu un gramme; elle se dit en elle qu’en fait, de la folie, elle a paumé un grain, en chemin. Mais ce n’est pas en soi, un drame.
Elle se revoit enfant, gambadant dans les champs, escaladant les meules de foin, une fourche à la main.
Elle se remémore cette époque où son grand-père la portait à même ses épaules, où elle n’avait à jouer, aucun rôle.
Elle tondait la pelouse et entretenait le jardin.
Innocente, insouciante, garçon manqué à l’envi ! Grimpant dans les arbres, déchirant ses vêtements en voulant éviter les fils barbelés.
Déjà, elle exécrait les clôtures. Elle aurait pu songer à jouer à cloche-pied, à la marelle, sauter par dessus les moutons, s’emparer de dés à coudre, élargir son espace de culture et d’horizon. Mais chaque chose, en son temps…
Elle était très jeune lorsqu’elle a rencontré son mari, celui qui lui a donné l’envie de fonder un foyer, d’enfanter mais très vite, elle s’est mise à déchanter.
Or, au sein de sa famille, on ne pouvait envisager de se séparer et encore moins, de divorcer.
Dès que les petiots ont été en âge d’apprendre, de leurs propres ailes, à voler, elle s’est mise à travailler.
Avec tout son coeur, sa détermination, sa passion, son ardeur jusqu’à ce que son directeur l’ait remerciée.
Elle demeure là sur son fauteuil, tel un objet oublié, les lunettes posées sur son cahier; elle s’est endormie sur ses lauriers.
Elle aurait pu être une femme du monde, voyager, rire à chaque seconde, s’émerveiller mais, elle a choisi la facilité. Là, entre nous, je pense qu’elle n’a pas fini de payer sa dette à sa satiété.
Je me souviens naguère, je lui ai parlé.
Ce serait tellement long à raconter…
Au fond d’elle, elle savait que j’avais raison mais elle n’a pas voulu bousculer ses habitudes, ses certitudes, elle a même évoqué au passage le mot « abandon ». Comment aurait-elle pu trouver le courage de les laisser tous ? En avait-elle le droit ? Selon elle, non. Il n’y avait, en fait, aucune solution !
Et là, elle se retrouve avec des larmes qui lui piquent les yeux, des regrets, des projets avortés parce que selon elle, elle ne pouvait pas faire autrement.
En aucune manière, elle n’aurait osé imaginer se rebeller, défaire les liens, briser les carcans, décevoir et trahir son entourage, c’aurait été déplacé, indécent.
Ben v’là, elle est là, l’Elise, et moi, je l’ai toujours aimée en secret mais je me demande si j’aurais encore, aujourd’hui, la force de l’emmener car je devrais lui faire sa valise. »
photo Pixabay libre de droit
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